« Le Babilleur » ne babille plus. Le journal lycéen donne clairement de la voix sur les altitudes de Briançon. Des prix obtenus en 2019, puis en 2020, confirment la reconnaissance grimpante. Les finances sont au vert et le dernier numéro s’est écoulé à 700 exemplaires. Reste à conserver son indépendance et continuer de se jouer d’une situation géographique handicapante.
« Allez Zou ! », « Ensuite ! », tambour battant, l’assistante de conservation de la récente médiathèque, « La Ruche », de Briançon (Hautes-Alpes), Julie Lefebvre, cadre les lycéennes sans se départir de son large sourire. Le chemin de fer du journal lycéen, sous les yeux, non loin des bonbons, les trois jeunes filles passent en revue les sujets.
« Attention ! Là on n’a qu’une photo », note la rédactrice en chef Camille Bonneau, en première.
« Mon article est trop long. Je ne sais pas quoi enlever », s’inquiète Eva Grégoire l’apprentie journaliste de terminale.
L’avancée des sujets est passée au crible. Au menu : la communauté LGBT de Briançon avec l’entretien d’un homme de 76 ans qui faisait des spectacles travestis, une enquête sur le passé et le devenir de l’ancienne usine de soie de la Schappe ou encore le portrait d’une professeure d’histoire-géo.
La vaste pièce vide qui accueille la conférence de rédaction s’emplit de rires quand la directrice commerciale, Émelyne Faure-Brac, en terminale, ne peut s’empêcher de raconter les déboires de son amie Éva. Bravant les interdits pour informer, elle a tenté de passer outre les barrières qui protègent l’usine ravagée par les flammes en 2014 et qui a été, auparavant, le refuge de toute une jeunesse. Sa témérité lui a coûté la propreté de son pantalon. La bonne humeur s’estompe au fur et à mesure que le rétro-planning prend forme.
« Si l’impression dure 10 jours quand doit-on envoyer le BAT [Bon à tirer , la version finale du journal] ?» demande Julie Lefebvre, qui glisse astucieusement les termes de vocabulaire journalistique.
Un journal lycéen en vente dans les boutiques
La vie du Babilleur est récente. Il a déboulé dans les bacs du lycée et de quelques boutiques de Briançon en février 2019. C’est seulement la troisième édition qui était en cours de préparation lors de notre reportage mi-février. Les deux premiers numéros se sont écoulés à 500 exemplaires. Le dernier a été publié à 700 exemplaires fin-mai.
Le journal peut pourtant déjà s’enorgueillir de multiples prix. Le 7 mai 2019, l’équipe descendait à Marseille pour se voir remettre le 1er prix du journal lycéen du concours académique du CLEMI (Centre de Liaison de l’Éducation aux Médias et à l’information) parrainé par le prix Albert-Londres Philippe Pujol. Cette année, l’équipe du Babilleur a remis ça. Le prix leur a été remis à distance, Covid-19 oblige.
Quelques semaines plus tard, l’équipe recevait le prix national Médiatiks 2020, dans la catégorie « Lycées – Journaux imprimés et en ligne ». Une forme de consécration.
Dans la salle mise à disposition par la médiathèque de Briançon, la petite rédaction travaille sur le rétroplanning. Le couperet tombe. Pour une publication début avril, le « bouclage » aura lieu mi-mars. La rédaction est bel et bien « charrette », le temps est compté. Ce 18 février, la conférence de rédaction hebdomadaire du Babilleur se déroule comme dans toute autre rédaction ; avec les mêmes inquiétudes au vue de la « dead line » menaçante, les mêmes interrogations sur l’angle à choisir.
De l’enquête aux techniques de drague
Le premier Babilleur, qui leur a valu le prix, mettait en garde le lecteur :
« La rédaction n’est aucunement responsable des conséquences matérielles, morales et humaines que peut engendrer la lecture de ces 16 pages douteuses… ».
Pourtant les journalistes se sont attaqué au sujet sérieux et brûlant des réfugiés, dans cette ville située à seulement 15 kilomètres de la frontière italienne.
« Ces dernières années de nombreux migrants ont passé les cols. Il y avait beaucoup de débats sur la migration. Alors forcément c’est quelque chose qui attire l’attention des lycéens », note l’ancien membre du Babilleur, Léon Grivoz, aujourd’hui étudiant en médecine.
Les journalistes, en s’entretenant avec des pensionnaires du Refuge Solidaire de Briançon, dépeignent sans fard le parcours des migrants.
« Je m’appelle Blessing, j’ai 21 ans, en juin 2018 dans les montagnes entre l’Italie et la France, pourchassée par la police, j’ai dégringolé et je me suis noyée dans la rivière»
raconte ainsi celle qui rêve de devenir mannequin qui a pu finalement être sauvée. Sans tomber dans le misérabilisme, Le Babilleur n’oublie pas pour autant les préoccupations de leurs lecteurs :
« Alors dites- moi les gars, quand vous draguez une fille, vous vous y prenez comment, vous ? » demandent-ils à Abdoulaye et Mamadou.
L’équipe actuelle continue gentiment de s’attaquer aux sujets qu’ils pensent sensibles. Ils ont mené un micro-trottoir dans les rues de Briançon pour savoir si les habitants connaissaient ou étaient membres de la communauté LGBT. La rédactrice en cheffe, Camille Bonneau qui aime « les surprises » que lui procure Le Babilleur a été étonnée :
« Je croyais qu’à Briançon les gens étaient fermés d’esprit mais on n’a eu aucune réaction négative ».
Que le traitement d’un sujet puisse paraître farfelu à certains leur importent peu. L’enquête est toujours menée avec sérieux. Éva a déjà le réflexe journalistique de mettre le pied dans les portes entre-baillées (quand ce n’est pas sur une barrière), puise ses idées de sujets dans la vie quotidienne ; « ma grande sœur allait à Schappe ». Elle recoupe ses sources :
« J’ai interrogé mes grands-parents sur l’histoire de l’usine, fouillé les livres d’histoire et on est allés aux archives ».
Dans leur quête de vérité, ils peuvent compter sur des personnes ressources. L’archiviste, Arnaud Gangneux les aide à fouiller. La professeure documentaliste, Claudie Labrosse a participé à l’émergence du projet et fait le lien entre la médiathèque et la direction du lycée d’Altitude.
« Leur apprendre ce qu’est le journalisme sans qu’ils s’emmerdent »
Julie Lefebvre n’intervient pas dans le choix et le traitement des sujets. Elle qui est médiatrice EMI (Éducation aux médias et à l’information) joue la carte de la complicité et partage avec les lycéennes des « private-jokes » sur tel ou tels beaux gosses locaux.
« Julie enlève l’aspect protocolaire et permet ainsi aux jeunes de s’investir et de rester », souligne Alice Cachin stagiaire à la médiathèque qui assiste à la conférence.
Avec un public adolescent, la capacité de concentration et de motivation peut en effet poser problème.
« Je veux leur apprendre ce qu’est le journalisme sans qu’ils s’emmerdent », dit-elle.
Elle multiplie les jeux. Pour leur faire comprendre ce qu’est une ligne éditoriale, elle leur présente différents titres de presse. Les membres du Babilleur tirent au hasard un titre et un sujet. Lors du dernier exercice un lycéen a dû traiter des manifestations étudiantes pour le magazine Jeune et Jolie. Elle oblige aussi les apprentis journalistes à inclure certains mots ans un article. Toutes les trois minutes un nouveau terme est donné.
« Cela aide à motiver leur capacité de concentration et permet de varier leur vocabulaire ».
Julie puise ses idées dans son expérience d’animatrice et son passé de fondatrice et patronne du feu magazine culturel lyonnais Fat Mag.
Ce journal lycéen, n’est pas l’anti-chambre du métier de journaliste. Il fait découvrir aux jeunes Briançonnais tous les métiers de la presse.
La directrice commerciale, Émelyne Faure-Brac, en terminale professionnelle gestion et administration, est en charge de trouver les annonceurs qui font vivre le journal. Elle prend plaisir à « rencontrer les commerçants, les motiver et négocier avec eux. »
Modèle économique et censure
La motivation des commerciaux successifs a porté ses fruits. Les sept emplacements publicitaires ont rapporté 675 euros au journal lycéen l’an passé. Il reste de l’argent dans les caisses et les prévisions d’Émelyne sont optimistes. L’impression de 500 exemplaires coûtant autour de 550 euros, l’équipe espère porter un jour la diffusion à 1000 exemplaires ou réaliser des produits dérivés, pourquoi pas les deux si les recettes le permettent. Le choix du modèle économique est venu des lycéens.
« Ils voulaient être gratuits et ne dépendre de personne. Au moins les annonceurs ne demandent pas de regarder le fond du journal. »
Julie défend l’indépendance du Babilleur. Les publications réalisées par des jeunes, pourtant à faible tirage, sont aussi victimes de la censure.
Le cas le plus emblématique est le journal « Ravaillac » du lycée Henri IV à Paris. En 2002, le proviseur interdisait la publication pour une photo en Une où les journalistes en herbe posaient en tenues d’Adam. La justice a donné raison aux lycéens qui se battaient contre la censure.
« Cette année, un journal lycéen a écrit un portrait critique du président de la région. Le chef d’établissement a interdit la publication car il craignait une baisse des subventions », raconte Orianne Bezert délégué générale de Jets d’Encre, une association qui fédère sur toute la France des médias menés par des jeunes âgés de 11 à 25 ans.
L’association propose un kit « SOS Censure » pour aider, notamment, à réagir. Un mail (censure@jetsdencre.asso.fr) et un numéro de téléphone (01 46 07 26 76) sont mis à disposition. Jets d’encre peut jouer le rôle de médiateur et si un délit de presse est avéré prévenir les syndicats de proviseur et dans les cas les plus graves contacter la personne qui a censuré la publication.
Le Babilleur s’est tourné vers Jets d’encre afin d’obtenir la carte de presse jeune « C’est symbolique mais ça leur a donné beaucoup de confiance », témoigne Julie. Le journal lycéen souhaite se rendre plus souvent aux activités organisées par l’association dans les grandes villes, mais la situation géographique est un frein. Briançon est à un peu plus de trois heures de route de Marseille. La rédaction souffre de l’isolement de la ville.
Faute de moyens de transports hors-saison, les lycéens qui peuvent vivre dans des vallées éloignées ont du mal à rejoindre la réunion hebdomadaire le mercredi, donc hors horaire scolaire. Cette année, l’un d’entre eux a dû décrocher. Julie rêve d’une navette. Qui sait, la jeune femme « motivée et motivante » comme la décrit la professeure-documentaliste Claudie Labrosse, arrivera peut-être à décrocher ce fou projet.
Le Babilleur, une histoire d’association
Le Babilleur est né d’une rencontre. Quand la professeure documentaliste Claudie Labrosse arrive au lycée d’Altitude de Briançon, en 2017, elle découvre que l’établissement n’a plus de journal. Elle mène des ateliers d’éducation aux médias en collaboration avec des professeurs :
« Nous faisions découvrir la presse, organisions des débats autour d’articles… », se souvient-elle.
L’année suivante, coup de chance, Julie Lefebvre, en formation BPJEPS (Brevet professionnel de la jeunesse, de l’éducation populaire et du sport) au GRETA, groupements d’établissements de Briançon, est en stage à la MJC-Centre Social du Grand Briançonnais. Son projet est de monter un atelier média. Les deux femmes se rapprochent. Une rencontre avec les lycéens est organisée au CDI du lycée. Quand Julie demande à ces jeunes ce qu’ils attendent d’un tel atelier, la réponse est claire : « monter un journal ».
« J’ai répondu à leurs demandes tout en leur apprenant les bases du journalisme. »
Le premier Babilleur est lancé. Julie a depuis été embauchée comme assistante de conservation secteur jeunesse à la toute nouvelle médiathèque et poursuit l’éducation média en tant que médiatrice EMI, sa « mission transversale ». Claudie Labrosse fait, elle, le pont entre le lycée et la médiathèque. Le Babilleur est une histoire de coopération entre deux femmes et deux établissements.
Le Babilleur n°3 by Laurent Burlet on Scribd