Poussées d’adrénaline, excitation… L’association « Les Déclencheurs », fait de l’éducation aux médias un jeu intelligent et subtil. Ce jeu, « Traqueurs d’infox », a été créé à destination des jeunes suivis par la Protection judiciaire de la Jeunesse (PJJ). Pour les éducateurs, l’intérêt du projet dépasse le décryptage de l’information.
« Depuis quelques semaines, un peu partout dans le monde, d’étranges lueurs apparaissent dans le ciel (…) Vous aussi vous pensez à un phénomène naturel ? Alors attendez voir ce qui suit ! » « RÉVÉLATION » apparaît en rouge à l’écran. Une voix-off inquiétante commente les images qui défilent dans cette vidéo « YouBulle » dont le nombre de vues augmente sans cesse. Lumières anormales, objets non identifiés, hommes volants, créatures effrayantes… aucun doute le monde est envahi « par une force de nature inconnue ».
Un sonnerie Skype retentit… un journaliste spécialiste dans la lutte contre les « fake news », appelle dans la précipitation le public à l’aider à démontrer que la vidéo diffuse de fausses informations. Les participants doivent trouver un code pour rétablir la communication. Le jeu est lancé.
Les six participantes, pour la plupart documentalistes, silencieuses durant toutes la projection, cherchent désormais avec frénésie des indices dans la vaste pièce que Canopé, le réseau de création et d’accompagnement pédagogique, a mis à disposition pour cette séance à Marseille.
Isabelle Saussol sourit en coin. Celle qui est à l’origine de ce projet, « Traqueurs d’infox », avec son association «Les Déclencheurs », est satisfaite. Une nouvelle fois, les participants ont été pris par le jeu sans difficulté. Ce 12 février est important pour elle. Elle fait tester son outil d’éducation aux médias à ces professionnelles en espérant qu’elles s’en emparent et animent à leur tour des séances.
Un jeu pour les jeunes de la PJJ
Le projet « Traqueurs d’infox » a été lancé en 2018 pour un tout autre public : les mineurs accompagnés par la Protection judiciaire de la jeunesse.
« Ils peuvent vite décrocher, il faut rapidement capter leur attention », note Isabelle Saussol. « Le jeu est là pour les ferrer ».
Et les mineurs de la PJJ qui ont testé le jeu semblent avoir apprécié. « Ils sont demandeurs ! Il me sollicitent pour que l’on recommence, ce qui est rare ! », s’exclame Nadia Mokadem, éducatrice aux Services Territoriaux Éducatifs de Milieu Ouvert (STEMO) de Marseille Nord, qui a expérimenté le jeu. La recherche de solutions aux énigmes a même rapproché les mineurs et leurs éducateurs.
« Ils manipulent des pièces, cherchent des indices… Ils sont dans le « faire », ce qui est beaucoup plus abordable», souligne de son côté, Frédéric Bertora, éducateur auprès de l’Établissement de placement éducatif et d’insertion (EPEI) à Toulon qui a aussi testé « Traqueurs d’infox »
Isabelle Saussol souhaitait créer un outil qui, pour une fois, corresponde à ce public là :
« Souvent, les outils proposés à la PJJ viennent de l’éducation nationale et ne sont pas adaptés », explique t-elle.
« Traqueurs d’infox » se devait d’être le plus pédagogique possible, éviter les leçons magistrales, les lourdeurs écrites. Les éducateurs peuvent rapidement mettre en place la séance.
Le jeu, l’aide à la préparation, est contenu dans une simple clé USB. Il est donc possible de le lancer sans connexion Internet.
Un escape game pour la « valorisation de l’estime de soi »
Éduquer aux médias auprès des mineurs de la PJJ est nécessaire.
« Les jeunes que l’on suit sont déjà vulnérables au regard de leur parcours de vie parfois chaotique avec des comportements à risques accrus, il est donc fondamental de développer leurs esprits critique face à cette multitude de sources d’informations », prévient Charlotte Tremblais, conseillère technique à la Direction interrégionale de la PJJ Sud-Est.
Comme d’autres publics, « ils portent plus de crédit à Internet que le journal télévisé par exemple. Pour eux, Internet est plus libre » note Frédéric Bertora.
Pour les éducateurs, les apports de « Traqueurs d’infox » dépasse l’éducation aux médias. Nadia et Frédéric notent d’une seule voix la « valorisation de l’estime de soi » grâce au travail en équipe que demande le jeu.
Les capacités de chacun sont exploitées, ensemble les étapes sont franchies. Nadia raconte le plaisir des jeunes à l’aider. « Chacun est reconnu pour ses compétences. Chacun peut-être le leader positif » dit-elle. Cette démarche est voulue.
Isabelle Cadoret, fondatrice de Happy Kits, entreprise conceptrice du jeu, explique aux participants sur une vidéo présente sur la clef USB, que les concepteurs ont voulu « intégrer tous les types d’intelligence (…) et dans lesquels chacun d’entre vous va se retrouver forcément :
Par exemple certains d’entre vous seront plus observateurs que d’autres, (…) d’autres auront une intelligence manuelle (…), d’autres vont être très bons dans la façon de se projeter », notamment pour réaliser le difficile puzzle 3D.
L’escape game qui dure environ 45 minutes et se joue de 3 à 7 joueurs, n’est que la partie émergée de l’iceberg. La petite clef USB qui contient le jeu s’ouvre telle une poupée Gigogne sur un nouveau temps : celui de l’échange. C’est à ce moment-là, comme le note Isabelle Saussol, que les « participants vont conscientiser ce qui s’est produit. »
Cinq ateliers pour amorcer la discussion
Après l’escape game, l’animateur a le choix entre cinq activités pour amorcer la discussion. Pour faire la transition entre la fiction et la réalité, la fondatrice de Happy Kits, Isabelle Cadoret explique dans une vidéo les coulisses de la construction du jeu.
Avec l’atelier «les ingrédients d’une vidéo complotiste » , l’animateur peut lancer le film qui introduit le jeu, cette fois sans le son. Il apparaît clairement que, sans la voix off, les images qui s’enchainent ne délivrent aucune information commune. Les hommes volants ne sont autres que les photographies de Denis Darzacq …
Avec l’atelier « aux sources de l’image », une voix présente une palette d’acteurs ou explique les outils qui ont permis de construire ou déconstruire la vidéo complotiste. Le témoignage ? « Il est très important dans le domaine du journalisme (…) Un témoin peut mentir (…) Un journaliste doit toujours recouper ses sources », dit la voix off.
Les participants peuvent aussi construire leur propre histoire avec des images imprimées. Quatre experts, deux sociologues (Romain Badouard et Laurence Allard), une psychologue (Flore Guattari-Michaux) et un dessinateur de presse (Rodho) décryptent l’expérience, chacun dans leur domaine.
« Casser les bulles de filtres »
Le jeu et le débat mènent à « casser les bulles de filtres » note Isabelle Saussol. Le but est que les participants se rendent compte « que celui qui est à côté de soi ne pense pas la même chose. Cela amène au plaisir d’interroger ». Le concept des « bulles de filtres » désigne la tendance des moteurs de recherches, des réseaux sociaux, à donner les opinions et informations qui vont dans notre sens.
Pour Romain Badouard, il est d’autant plus nécessaire de développer l’esprit critique. « Cet enfermement existe dans la vie de tous les jours », souligne t-il, « mais la différence est que sur Internet, il y a un automatisme». « Casser » ces bulles de filtres est nécessaire pour vérifier une information.
Devenir acteur à l’aide d’outils en ligne
Une fois l’esprit critique « déclenché » selon le terme employé par Isabelle Saussol, la dernière poupée Gigogne invite les participants à devenir acteurs avec la mise à disposition de quatre outils sur le site traqueursdinfox.com. Les participants peuvent se remettre au travail et déjouer une nouvelle énigme. Un jeu est proposé sur une appli pour smartphone. Il s’agit de faire deviner à ses compagnons de jeu ses réactions face à des informations. Une série de vidéos sur les illusions d’optique continue de travailler l’esprit critique. Des liens pour mieux comprendre l’actualité sont proposés comme les articles de France Culture sur le fact checking.
« Traqueurs d’infox » se répand à l’échelle nationale
Que « Traqueurs d’infox », réponde avec précision aux besoins de la PJJ n’est pas dû au hasard. Cette dernière a participé à la construction du jeu. Des représentants de l’École Nationale de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (ENPJJ – membre du comité de pilotage) ont contribué au cahier des charges et testé le jeu durant deux années en PACA auprès de ses éducateurs et mineurs suivis. La Direction interrégionale de la protection judiciaire de la jeunesse Sud-Est (DIRPJJ qui comprend PACA et la Corse) a organisé 24 parties de jeu. Soixante-dix jeunes testeurs étaient impliqués.
Lorsque Isabelle Saussol a présenté son concept à la PJJ, elle était déjà en territoire conquis. En tant que responsable du pôle pédagogique des Rencontres de la photographie d’Arles de (2004 à 2016), elle avait proposé un jeu d’initiation à la lecture de l’image « Pause, photo, prose ». « Ça a été une grande réussite », se souvient Charlotte Tremblais.
L’heure est aujourd’hui à la sortie des frontières régionales et à l’essaimage national. Mille kits « traqueurs d’infox » ont été envoyés à l’ENPJJ. Elle organisera à son rythme la diffusion nationale. Les Pôles territoriaux de formation (PTF) régionaux proposeront cette formation aux professionnels. Tous les éducateurs sont susceptibles d’être formés à cet outil. À terme, ce sont potentiellement plus de 140 000 mineurs qui tenteront l’expérience de cet escape game.
La PJJ est donc aussi aux manettes pour animer les séances. À la différence de nombreux projets d’éducation aux médias, les journalistes sont absents. Les éducateurs disposent de documents de préparation dont le témoignage du chercheur Romain Badouard qui met en confiance en affirmant « que c’est beaucoup plus simple qu’il n’y parait » et donne des pistes pour débriefer sereinement.
« L’éducation aux médias appartient à tout le monde », nous commente-t-il. « On ne peut pas demander toute la charge de travail en matière d’éducations aux médias aux seuls journalistes ».
La prise en main du jeu nécessite 1 à 2 jours de formation.
« Il faut que les professeurs documentalistes s’en emparent »
Aujourd’hui, « Les Déclencheurs » tentent de toucher un autre public que celui des mineurs de la PJJ. La professeure documentaliste Clotilde Chauvin, chargée de mission auprès de la Mission laïque française a participé à la séance de présentation du 12 mai à Marseille.
Elle souligne « le côté adrénaline, qui paiera forcément », l’appel « à la créativité des élèves ». Mais selon elle, l’outil est « une bonne mise en bouche » doit encore être adapté à ce nouveau public qui peut être les collégiens et les lycéens.
« Il faut que les professeurs documentalistes s’en emparent et que l’on réfléchisse à comment nous pouvons l’adapter à notre contexte afin de mettre en place des acquisitions de compétences et de connaissances ».
Un nouveau chapitre de travail et de collaboration s’ouvre pour Isabelle Saussol.
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