L’année dernière, à Vaulx-en-Velin, deux journalistes de l’AFP et du Monde ont tenu une résidence pendant trois mois au collège Henri Barbusse. L’objectif était de créer un média scolaire sur Instagram. Ce faisant, ces collégiens de 3ème sont devenus des « ambassadeurs » de la lutte contre les fake news.
Sandra Laffont, alors journaliste au bureau lyonnais de l’AFP et présidente de l’association Entre les lignes, intervenait depuis plusieurs années au collège Henri Barbusse (à Vaulx-en-Velin) quand elle a décidé de lancer un format plus intensif d’ateliers consacrés à l’éducation aux médias.
“Avec ma consœur Delphine Roucaute (rédactrice en chef adjointe du site internet du Monde), on était toutes les deux intervenantes de l’association Entre les lignes, et on a pensé ce nouveau projet comme un laboratoire où l’on pourrait pousser tous nos contenus pédagogiques le plus loin possible, tester de nouvelles dynamiques et formats, mais aussi essayer de rayonner au-delà du collège auprès des parents d’élèves et du quartier du Mas du Taureau (à Vaulx-en-Velin, ndlr)”, détaille la journaliste de l’AFP.
Le lieu n’est pas anodin. Il y a trente ans, le 6 octobre 1990, la mort d’un jeune à moto percuté par une voiture de police embrasait Vaulx-en-Velin et déclenchait plusieurs jours d’émeutes dans le quartier du Mas-du-Taureau. Aujourd’hui le lieu est encore connu pour son taux de pauvreté et l’absence de mixité sociale.
Le projet concernait 5 classes d’élèves de 3ème. Le concept de “résidence” signifie que les journalistes étaient sur place tous les jours, et les séances intégrées au programme scolaire.
Créer un média de collégiens sur Instagram
Une centaine de collégiens de Vaulx-en-Velin concernés
Au total, une centaine d’élèves du collège Henri Barbusse de Vaulx-en-Velin ont été touchés. Les journalistes ont réalisé plus de 60 interventions, à hauteur de deux heures par semaine pour chaque classe.
Toute la démarche de la résidence consistait à ne pas adopter une posture descendante, mais au contraire d’utiliser les codes des jeunes et des réseaux sociaux.
“On est toujours parties de leurs usages. Passer par leurs propres moyens de s’informer, construire du contenu avec leurs codes, c’était essentiel”, confirme Sandra Laffont.
Le projet était le suivant : créer un média sur Instagram en réalisant des stories.
Les jeunes avaient deux possibilités : réaliser des stories sur des sujets sur lesquels ils voulaient attirer l’attention, ou raconter, dans une vidéo d’une minute trente tournée sur un téléphone portable, « leur Vaulx-en-Velin » ». Le tout diffusé sur un compte Instagram spécialement créé.
“Certains avaient déjà travaillé sur PoliCité (projet de rapprochement entre la police et les habitants) et ont donc choisi de parler de ça, d’autres ont voulu évoquer la présence d’un camp de migrants installé à côté du Leader Price au Mas du Taureau. Mais on a aussi eu des choses très surprenantes, comme un sujet sur le “parlé vaudais” – leur langage, l’argot du ouech pelo – tourné en dialogue filmé ; deux autres jeunes ont voulu faire un sujet dans les bus pour montrer à quel point les transports en commun sont super à Vaulx-en-Velin, d’autres enfin voulaient travailler sur la passion du rodéo (moto-cross urbain). L’idée était vraiment de se réapproprier leur ville”.
Un projet qui a d’ailleurs plu aux jeunes étudiantes, comme le racontent Maïssa, Kenza, Manahel et Assia.
“C’est bien qu’on parle de notre ville parce qu’on n’entend jamais rien ou alors pas en positif”, raconte une élève.
Sa camarade complète : “L’idée c’est de montrer comment nous on voit la ville, l’envers du décor, pas comme les gens extérieurs et les médias la voient.”
L’autre format développé lors de la résidence concernait les stories.
“Là, un groupe d’élèves s’est penché sur les invasions de sauterelles en Afrique qui déciment les récoltes et la question de la famine, avec l’envie de parler d’un sujet dont on ne parle pas beaucoup dans les médias en France, et sinon c’était beaucoup de débunkage autour du covid et de vidéos qui circulaient sur les réseaux sociaux au début de la crise sanitaire”, poursuit la journaliste de l’AFP.
Sur l’aspect pratique, la construction du projet passait alors par le choix d’un sujet, l’élaboration d’un story-board et la séquence de film avec des conseils pratiques (filmer à l’horizontale, se méfier de “l’effet tunnel” d’une séquence, demander les autorisations aux personnes filmées…), avant de finaliser les stories et de créer le média.
Les deux journalistes avaient également fait intervenir un autre bénévole d’Entre les lignes, le responsable Snapchat du Monde, pour expliquer aux jeunes comment un quotidien national fabriquait, chaque jour, une story.
“Il s’agissait de décrypter le rôle d’une vidéo et la façon dont on filme. Ça a aiguisé leur œil. Comment, quand je fais une vidéo, remettre de la valeur dans l’image et donner du sens à la vidéo en construisant un propos”, confirme la présidente d’Entre les lignes.
Un projet stoppé à cause du confinement
Le projet était bien avancé quand le premier confinement – de mars 2020 – y a mis un coup d’arrêt. Tout le contenu éditorial et les vidéos étaient en boîte, seule restait la réalisation finale.
“Or quand les élèves sont revenus au collège au mois de juin, c’était délicat d’imposer des heures là-dessus par rapport aux matières fondamentales”, regrette Sandra.
Pas de média Instagram du collège Henri Barbusse, donc, mais tout le processus n’aura pas été vain. Étonnamment, la période de confinement aura même permis de laisser maturer certains acquis et des bases posées lors de la résidence.
Les « notions fondamentales » : 5W et la source
“C’était un réel motif de satisfaction, quand on les a revus, de constater qu’ils avaient complètement intégré deux notions principales à nos yeux qui sont les 5W (Who, What, Where, Why, When) et la source. Quand ils parlaient d’un sujet, leur discours était structuré, ils recontextualisaient les choses, et surtout le débat était serein dans les groupes malgré des positions discordantes”, se réjouissent les deux journalistes.
Sandra Laffont ajoute :
“Et puis ils restent hyper surprenants sur l’actu. A leur retour du confinement, le sujet prioritaire pour eux n’était plus le coronavirus, mais les violences policières et la mobilisation autour du racisme. Il y avait toujours cette volonté de discuter de discrimination et des minorités”.
“Des fois on dénonce des choses”
Interrogées sur ce qui les a intéressées lors des ateliers, les collégiennes sont unanimes :
“On parle de choses pas assez abordées dans les médias, des fois il y a des débats, et des fois on dénonce des choses”.
Car au-delà de la construction de stories, les journalistes démarraient chaque séance avec un tour de table pour discuter des sujets d’actualité qui avaient retenu l’attention des collégiens la veille ou le matin même.
“Nous on disait rien, ça partait toujours de ce qu’ils avaient vu sur Snapchat (ou plus rarement Twitter et Instagram). Et dès le départ, j’ai été vraiment surprise de les entendre parler de la situation en RDC (République démocratique du Congo), évoquer à ce sujet “un génocide”, défendre les droits des Ouigours en chine…Globalement, on remarque qu’ils s’intéressent aux minorités musulmanes.”
L’objectif pour les journalistes était alors d’accompagner les jeunes dans l’approfondissement des questions abordées. Aller plus loin que les titres, les quelques bribes d’information circulant sur un sujet et suscitant l’indignation, pour leur apprendre à construire une argumentation et mener un débat.
“Car à Vaulx-en-Velin, une chose est sûre, les jeunes ont les deux pieds dans la société et ils sont très alertes, ils ont une énorme capacité d’indignation”, souffle Sandra Laffont.
« Comment nous, médias, pouvons-nous mieux traiter ce sujet ? »
Un sujet en particulier a animé les séances. C’est l’affaire Mila, cette adolescente qui avait fait l’objet d’un déchainement de haine sur les réseaux sociaux après ses propos injurieux envers l’islam.
“On a réalisé le décalage car dans mon bureau de l’AFP, on a mis du temps avant de couvrir l’affaire, alors que les jeunes m’en ont parlé dès le lundi matin. Ils étaient bien en avance sur nous. Et alors même si je n’aime pas le mot « traditionnel », on s’est interrogées : comment nous « médias », pouvons-nous mieux traiter ce sujet, sans entrer dans nos craintes initiales et d’en “rajouter” à un sujet typique de récupération politique” ? se questionne la journaliste de l’AFP.
Au-delà de ce constat, l’affaire a été l’occasion de parler de blasphème et de liberté d’expression. Que peut-on dire et dans quel cadre ? qu’est ce qui tombe sous le coup de la loi en tant qu’incitation à la violence ? quelle différence entre un débat privé dans une salle de classe et un espace public comme les réseaux sociaux ?…
Lutte contre les fausses informations : des élèves plus ambassadeurs que victimes
Parler d’actualité et travailler sur les réseaux sociaux implique forcément – et c’est certainement l’aspect le plus connu de l’éducation aux médias – de passer par la case “débunkage et fausses infos”. C’est aussi à ça que devaient servir les journalistes d’Entre les lignes : trouver les sources et identifier des informations crédibles au milieu du flux continu déversé sur Snapchat et Instagram (principaux réseaux utilisés par les jeunes).
“On a été surpris de plusieurs rumeurs, notamment des élèves qui étaient persuadés qu’on se préparait à une troisième guerre mondiale, fausse information relayée par le hashtag #WW3”, se souvient Sandra Laffont.
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Elle raconte cependant leur étonnement, avec sa collègue, face à la réaction d’une élève. Celle-ci, trouvant le (faux) tweet de Macron évoquant la réquisition de tous les jeunes nés entre 1980 et 2004 “hallucinant’, elle est allée vérifier l’information sur le compte officiel du président de la République.
“Aujourd’hui, on sait qu’on doit se méfier des fake news, on fait plus attention à ce qu’on voit”, précise une collégienne.
Même si “on peut toujours croire à des choses fausses parce que les gens sont forts, hein”, complète une autre.
Toutes deux l’assurent : désormais, elles essaient de ne pas partager des fausses informations pour éviter qu’elles se propagent et aggravent la situation.
Pour les journalistes, le bilan est très nettement positif. D’ailleurs, elles soulignent un point important pour aller plus loin :
“Aujourd’hui l’éducation aux médias n’est pas seulement un enjeu pour la jeunesse. Les adultes sont parfois encore plus poreux aux fausses informations et à la difficulté de bien s’informer sur des outils qu’ils ne maîtrisent pas toujours parfaitement”.
D’une certaine manière, en matière d’éducation aux médias, Sandra qualifie les collégiens et lycéens “d’ambassadeurs, bien plus que des victimes”.
“Quand il sont un peu formés, étant donné qu’ils sont à l’aise avec les outils, ils s’approprient très vite les réflexes. C’est un peu comme l’éducation à l’environnement, on voit que les enfants sont des moteurs dans les familles”, assure la journaliste du bureau lyonnais de l’AFP.
Aller encore plus loin ?
L’une des idées initiales, en se lançant dans le projet d’une résidence, était de toucher indirectement un public plus large que les seules collégiennes et collégiens. Dans cette lignée, Sandra Laffont et Delphine Roucaute ont également organisé une “mini résidence” d’une semaine avec des élèves de CM1 et CM2 dans l’école de secteur du collège.
“Ça nous a permis d’adapter nos contenus pédagogiques à un public plus jeune, et ça a super bien marché”.
Au terme du projet, et face à sa réussite, les journalistes sont arrivées à une conclusion : idéalement, en lien avec l’ensemble des enseignant·e·s du collège et du lycée, il faudrait instituer des points d’actualité dans toutes les matières.
« Même dans les cours scientifiques, il y a beaucoup d’actu. C’est toujours utile de savoir de quoi on parle, et pourquoi on en parle”.
De leur côté, les élèves ont aussi leur projet à mener.
“On écrit un livre sur le harcèlement et l’homophobie avec notre prof de français, Mme Martinez”, se réjouissent Maïssa, Kenza, Manahel et Assia.
“On a inventé la vie d’une fille “garçon manqué”, Sacha, qui est harcelée au collège. Elle se sent mal au collège et chez elle. Au début on s’inspire de nos vies, puis on commence à inventer la sienne. On essaie de l’aider à la faire parler”.
Affaire à suivre.
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