Créé en 2007, le journal « Le Pipin Déchaîné » est tenu par des élèves de l’Ecole des Pupilles de l’Air, le seul lycée de l’armée de l’Air placé sous tutelle du Ministère de la Défense. Et pourtant, en quatorze ans d’existence, le Pipin Déchaîné est devenu une enclave autonome où règne la liberté de ton et d’expression.
Une immense statue d’avion militaire s’érige à l’entrée du bâtiment. Sur la commune de Montbonnot-Saint-Martin, près de Grenoble en Isère, collégiens et lycéens étudient aux côtés de militaires en service. L’Ecole des Pupilles de l’Air, créée en 1941 pour accueillir les enfants des familles endeuillées de l’aéronautique militaire, abrite aujourd’hui un collège, un lycée et des classes préparatoires aux grandes écoles. Et un journal : le Pipin Déchaîné.
La majorité des 700 élèves est encore composée d’enfants de militaires. Les autres ont intégré l’établissement sur critères sociaux et boursiers.
Ici, on porte l’uniforme et on répond aux ordres du Colonel. Le personnel militaire gère l’internat et les infrastructures ; la partie éducative et scolaire, quant à elle, est plus classique. Elle est dirigée par un proviseur et l’enseignement prodigué par des professeurs détachés de l’Education nationale.
“La discipline militaire est présente partout”,
raconte Anthony Greven, son bac en poche.
“Les éducateurs dans la cour de l’école sont des militaires, ils font leur ronde et portent une arme”.
Côté rigueur, ça ne rigole pas non plus sur l’enseignement.
“Au lycée, de la seconde à la terminale, j’avais 42 heures de cours par semaine, mercredi et samedi compris”,
confirme le jeune homme.
Pourtant, depuis plus de dix ans, une poignée d’irréductibles élèves résistent. Non pas avec des armes, mais avec des plumes – et un clavier. Une fois par semaine, la petite équipe – actuellement composée de douze élèves – se réunit pour penser collectivement le prochain numéro du Pipin Déchaîné, l’organe de presse libre du lycée.
Poche de résistance et d’autonomie
Anthony a collaboré pendant deux ans au Pipin Déchaîné, avant de devenir co-rédacteur en chef lors de son année de terminale.
“Dans l’équipe, on était plutôt de gauche, alors que le fait d’être dans un lycée militaire nous faisait regarder davantage du côté de la droite, voire de l’extrême droite”.
Si le Pipin Déchaîné ne prend pas position politiquement, il affirme, à son échelle, son rôle de contre pouvoir.
Articles, interviews, enquêtes, dessins et récits de vie se côtoient sur le papier. La vie du lycée y est abordée aux côtés de sujets d’actualité nationale ou internationale, sur la santé, la politique, l’environnement, ou encore les jeux vidéos.
“On écrit quand on avait une idée ou l’envie de traiter d’une question en particulier, ça dépend des sensibilités de chacun”
explique Anthony. Lui raconte avoir été marqué par un dessin de presse réalisé par l’une de ses collègues du Pipin Déchaîné.
“C’était sur le féminisme ; à ce moment là, c’était un sujet complètement nouveau pour moi. J’ignorais tout de la montée actuelle du mouvement féministe, et ça m’a ouvert les yeux. J’ai découvert une partie du monde que je ne connaissais pas, à travers la plume de quelqu’un d’autre”.
Parfois critiques, les articles ne plaisent pas toujours à tout le monde.
“Et tant mieux !”
s’exclame Thomas Blanchet, l’un des enseignants en charge de l’encadrement du journal depuis sa création.
“Après tout, c’est le rôle d’un organe de presse de susciter des débats”, affirme le professeur de sciences économiques et sociale.
“Je me souviens d’une Une sur le Pape Benoit XVI, qui critiquait son conservatisme. Le texte a déplu au Diacre de l’école, qui est venu nous voir après la publication. Et bien il a pu rédiger un texte en « droit de réponse » pour exposer son point de vue”.
Thomas Blanchet se réjouit de ces débats, comme de ceux que peuvent susciter en interne certains sujets.
“Les élèves ne sont pas toujours d’accord sur l’angle et le traitement à apporter. Comme dans toute rédaction !”
Mais les enseignants assurent qu’ils n’interviennent pas,
“Sauf pour la relecture, surtout de l’orthographe, fixer une deadline quand c’est nécessaire, et pour les inciter à creuser un peu quand un article reste en surface, jamais pour décider du sujet à leur place”.
Car pour les deux professeurs qui assistent aux conférences de rédaction du Pipin déchainé, le journal doit rester un lieu d’apprentissage de l’autonomie.
“L’objectif, c’est que les élèves deviennent autonomes. Il faut savoir s’effacer en tant qu’adultes, ce qui n’est pas toujours facile, car ces lieux d’autonomie ne sont pas fréquents dans l’enseignement de l’Education nationale”, complète l’enseignant, qui co-encadre actuellement le journal avec un collègue d’histoire-géographie.
Publication maintenue pendant la crise du Covid-19
Depuis deux ans, l’équipe de rédaction poursuit son rythme de publication, malgré la crise sanitaire et les mesures d’accueil adapté des élèves au lycée. En Novembre 2020 paraissait ainsi le numéro 46, dans lequel un article, rédigé sur un ton humoristique, recensait les « différents types de confinés », du « parent au détresse » au « sportif » en passant par « celui qui a tout vu sur Netflix » ou encore « le prof spécialiste en visio-conférence ».
En février 2021, le Pipin n°47 ouvrait cette fois avec un article consacré à Valéry Giscard d’Estaing, touché par la Covid-19, et de plusieurs témoignages de lycéens sur le reconfinement. Le tout entrecoupé d’articles à portée plus internationale et centrés sur d’autres sujets.
« Il y a un progrès à noter au fil des numéros par effet d’apprentissage.
Donc, dans le n°47, on peut noter un article sur la difficulté des cours à distance pour les élèves et aussi un article et un entretien au sujet d’un lycée militaire mixte au Burkina Faso », détaille Thomas Blanchet.
Petite nouveauté pour l’année 2021-2022 : désormais dans l’équipe une journaliste lycéenne se charge d’animer le compte Instagram du journal, afin d’entretenir les relations avec les lecteurs entre deux publications.
Pas de censure sauf pour les sujets secrets défense
La censure n’existe pas plus à l’extérieur du groupe journal. Malgré le règlement disciplinaire de l’établissement, les élèves peuvent aborder tous les thèmes, à une exception près : tout ce qui touche au secret défense de la base militaire du lycée.
“C’est la seule différence majeure avec un autre journal lycéen. Au niveau de la publication, le Colonel peut avoir un droit de regard car certaines informations sont confidentielles”
assure Anthony, l’ancien rédacteur en chef du Pipin déchainé. Au plus tard la veille de la publication du journal, celui-ci passe à la loupe de la direction.
“En théorie du moins, car dans les faits, je ne suis pas sûr qu’il regarde vraiment de près”, précise leur professeur encadrant. “Et puis les élèves connaissent très bien les règles déontologiques et les appliquent, il n’y a pas besoin de censure”.
Comme le précise son enseignant, Anthony et ses camarades connaissent bien leurs droits.
“Les lois sont avec nous, le colonel ne peut empêcher la publication qu’en cas d’informations sensibles concernant la base militaire. En dehors de ça, personne ne peut nous enlever ce droit et ce plaisir de créer un journal ensemble. C’est le seul endroit où l’on peut se permettre des “écarts” par rapport à la discipline militaire”.
« Le média lycéen est un outil démocratique dans lequel chacun peut prendre la parole »
S’appuyer sur leurs droits et sensibiliser à la déontologie journalistique, c’est le rôle de l’association Jets d’Encre qui accompagne les projets de journaux lycéens.
“Ce n’est pas un suivi au sens où l’on ne va pas accompagner la rédaction quotidiennement, mais on propose un panel de formations, notamment sur les textes qui encadrent la liberté d’expression pour les jeunes, mais aussi des interventions plus concrètes sur la création d’un média, l’écriture, le travail en équipe, ou encore l’identité d’un journal et d’une maquette”
détaille Orianne Bezert, déléguée générale de l’association.
“On perçoit vraiment le média lycéen comme un outil démocratique dans lequel chacun peut prendre la parole”.
Au Pipin Déchaîné, cette liberté de ton se retrouve également dans la forme. Là aussi, exit la discipline militaire. A chaque numéro, le journal fait peau neuve.
Réinventer la forme à chaque numéro
A première vue, le format respecte parfaitement les règles d’un journal : Titres, chapô, colonnes ; les articles apparaissent sous une forme traditionnelle. Même l’horoscope, à la dernière page du journal. Sauf qu’au Pipin, il n’existe pas de maquette unique.
“L’idée, c’est vraiment de tout inventer et de tout reconstruire à chaque fois qu’on lance un nouveau numéro. Les rubriques évoluent, la fréquence de publication et le nombre d’articles aussi. Là aussi, c’est notre manière de déborder du cadre strict du lycée”, abonde Anthony.
Mis à part un·e rédacteur·rice en chef-fe, et un·e maquettiste ou deux, pas de rôle défini. Et cette non-professionnalisation est revendiquée.
“On fait ça pour le loisir, presque aucun élève n’est devenu journaliste. Moi, j’ai adhéré parce que je suis fan d’écriture. Petit à petit, j’ai été séduit par la presse d’initiative. Le journal, c’est comme tenir une plume magique : tu peux transcrire par écrit tout ce que tu vois. C’est avoir le monde sur sa feuille de papier.”
Festival Expresso
De simple loisir, l’atelier se transforme une fois par an en compétition nationale, lors du Festival Expresso.
« C’est un week-end généralement au mois de mai lors duquel 300 lycéens venus de toute la France se retrouvent par équipes pour réaliser un journal papier et en ligne”, explique Orianne Bezert.
Les jeunes disposent de 15 heures – de 15h à 7h du matin le lendemain – pour réaliser leur média, suivant dix sujets imposés par un jury composé de journalistes professionnels et de membres d’associations d’éducation populaire.
“L’idée est de les mettre en conditions “réelles” de rendu d’un journal sous forme de marathon de la presse, et surtout de valoriser le travail et l’engagement des jeunes”.
De nombreux prix sont remis à l’issue du week-end. Lors du festival, le Pipin Déchaîné a ainsi régulièrement été primé :
– en 2011, prix de l’agence bio-médecine pour la rédaction d’un article sur le don d’organes
– en 2014, premier prix du dessin de presse, second au prix Expresso, second à l’épreuve du « contre-la-montre » (catégorie 11-17 ans), second au concours de Unes géantes
– en 2015, nominé au concours de Unes géantes
– en 2016, nominé au concours « Meilleur journal 11-17 ans »
“Qu’est-ce qu’un journal réussi ?”
Le Pipin Déchaîné existe depuis quatorze ans. Conséquence, il fait parfois un peu partie des meubles du lycée, à tel point que de nombreux élèves “ignorent jusqu’à son existence”, comme le souligne Anthony.
Si les enseignants veulent laisser toute la manœuvre aux élèves, ils ont toutefois la possibilité, aux côtés de Jets d’Encre, de proposer des formations ou des séances thématiques.
“Cette année, on a axé nos interventions autour de la question “qu’est-ce qu’un journal réussi, une maquette réussie ?”
en proposant trois séances de formation le soir, après les cours”, raconte Thomas Blanchet.
Mais il faut dire que l’emploi du temps des lycéens est déjà bien chargé. Et encore une fois, il s’agit d’un loisir. Quant aux prouesses techniques pour réaliser la maquette, elles dépendent des faibles moyens alloués par Jets d’Encre.
Pour l’enseignant, un petit regret pourrait tenir à l’absence d’une réflexion plus globale sur la presse.
“ Lors des formations à l’écriture, on apporte quelques articles, pour expliquer ce qu’est une accroche, un chapô, un titre ; mais je ne suis pas sûr que cela suscite beaucoup la lecture de la presse hors du lycée. J’ai pu faire venir des journalistes certaines années pour discuter avec eux, mais c’est vrai que ce n’est pas le cœur de notre action, et on pourrait l’améliorer”.
Tous les numéros du sont mis en ligne sur la page Facebook du Pipin Déchaîné.