A Rue89Lyon, nous sommes particulièrement engagés sur la question de l’éducation aux médias et à l’information (EMI). Nous avons voulu faire le point sur les grandes évolutions de l’EMI, avec Marlène Loicq, maîtresse de conférences au Centre d’étude des discours, images, textes, écrits et communication (CEDITEC) à l’Université Paris-Est Créteil. Elle est l’auteure d’une thèse comparative sur l’éducation aux médias en Australie, au Québec et en France. Entretien.
Rue89Lyon. Existe-t-il une définition officielle de l’éducation aux médias et à l’information (EMI) ?
Marlène Loicq. Justement non, et cette absence de définition participe, d’après moi, à la difficulté d’implantation de l’EMI en France. “Education” et “médias” sont déjà deux termes sur lesquels les acteurs ne s’entendent pas toujours. Depuis 2012, l’Unesco a ajouté la notion d’information. Aujourd’hui, les pouvoirs publics vendent “l’éducation aux médias et à l’information » comme un label sans qu’il y ait de définition consensuelle connue et comprise par tous. Cela traduit la volonté de donner un cadre commun à tous les acteurs de l’EMI sauf qu’il s’agit de personnes avec des cultures professionnelles et des approches différentes. Ainsi, ce flou nécessite de systématiquement définir de quoi on parle quand on évoque l’EMI ; mais d’un autre côté, il laisse une certaine liberté aux éducateurs sur le terrain.
« L’enjeu majeur de l’éducation aux médias est de comprendre comment se fabrique l’information »
Quelle est votre vision et votre définition de l’EMI ?
Il y a malgré tout une idée de base, une colonne vertébrale de l’EMI, qui est de considérer que les médias ne sont pas neutres dans le sens où ils produisent forcément des discours. Ils ne nous donnent jamais à voir la réalité telle qu’elle est. On parle d’intermédiaire discursif. L’enjeu majeur de l’éducation aux médias c’est alors de comprendre comment se fabrique l’information, pourquoi, sous quel angle, avec quelle intention, à partir de quels acteurs… Sachant que l’information doit s’entendre au sens large, c’est-à-dire non seulement les informations d’actualité, mais aussi les informations comme données ou comme connaissances. Cela concerne donc tout autant un contenu de série télé qu’une publicité, un documentaire, un jeu vidéo, un magazine spécialisé…
Cela rejoint ma vision de l’EMI, que je définis comme l’accompagnement réflexif et critique vers la conscience de sa position dans l’environnement médiatique. Cela implique d’une part la connaissance et la compréhension de cet environnement (qui possède quoi ? que produit-il comme message ?…) qui est forcément en lien avec ma position de consommateur médiatique (pourquoi je vais chercher tel contenu et comment ?), mais aussi mes responsabilités de productrice ou de contributrice à cet environnement là. C’est valable pour les réseaux sociaux également : en tant qu’usagère des réseaux, quelles sont mes responsabilités, suis-je l’auteur de ce que je relaie ? etc.
Quels acteurs doivent porter cette éducation aux médias ?
Je considère l’EMI de façon large comme un accompagnement éducatif. En ce sens, quel que soit notre statut éducatif, nous avons une responsabilité : en tant que parent, en tant qu’enseignant, professeur documentaliste ou éducateur, mais aussi en tant que producteur médiatique. C’est une responsabilité partagée mais qui diffère selon la position qu’on occupe. Sur le terrain, les projets et les pratiques vont donc différer car chacun part de ce qu’il est et de ses compétences. Un enseignant choisira peut-être de s’appuyer sur une analyse cinématographique, un autre se centrera sur les réseaux sociaux… Et c’est très bien. L’important est d’être dans une démarche cohérente et sans jugement sur les jeunes qu’on “éduque”.
Il faut ensuite faire une distinction entre l’éducation aux médias, et le fait d’être éduqué aux médias qui incombe à tout le monde. Or c’est l’un des problèmes de l’EMI : on met beaucoup de pression sur les éducateurs qui ne sont eux-mêmes souvent pas formés ni éduqués aux médias. Ce que je crains, c’est qu’en essayant de rassembler tout le monde sous la même appellation avec un discours commun autour des fake news, on mette en place des dispositifs avec des gens dont on va établir la légitimité. Les journalistes, évidemment, sont considérés comme légitimes pour parler de l’information vu qu’ils la fabriquent. Mais si leur discours consiste à dire “je suis expert donc j’écris la vérité”, ça me pose un problème. L’éducateur doit lui-même être dans une posture réflexive et critique.
« L’EMI est apparue comme une réponse à une problématique sociale »
On a parfois l’impression que l’EMI est née avec les fake news…
Je dis toujours que l’éducation aux médias existe depuis que les médias existent. A partir du moment où on a mis en place des outils médiatiques il y a eu des éducateurs et des enseignants pour se questionner sur la façon d’accompagner les jeunes et les préparer à vivre dans cet environnement médiatique. Mais c’est certain que les discours politiques mettent aujourd’hui le focus sur les fake news. Je pense que nous sommes dans un environnement médiatique qui est devenu un environnement numérique très complexe dont les fake news sont le syndrome. On ne peut plus se contenter de dire que la production d’information est dans les mains d’un groupe d’experts que seraient les journalistes. Il se passe un phénomène de production et de circulation de l’information qui nous échappe un peu.
Or je pense que lorsqu’on fait du martelage sur les fake news, on place la responsabilité sur les utilisateurs des médias ; on attend d’eux qu’ils sachent discerner le vrai du faux, remonter à la source, qu’ils déduisent ce qui est valable dans une information. D’une certaine manière, on déresponsabilise un peu les producteurs médiatiques. Or, il est essentiel de poser la question du monopole des médias et de la formation des journalistes, par exemple.
L’EMI peut-elle être instrumentalisée sur le plan politique ?
J’ai effectué ma thèse sur des comparaisons internationales et j’ai pu montrer qu’il existe dans l’EMI des enjeux socio-politiques très forts. On déploie des projets d’éducation aux médias à un moment donné, dans un contexte donné, pour répondre à une problématique sociale et politique. Il y a toujours une forme de récupération voire d’instrumentalisation de l’EMI.
On l’a vu en France en 2015 après les attentats : à ce moment on lance le parcours citoyen, on met l’accent sur l’EMI et tout d’un coup, ça semble évident. Aujourd’hui à nouveau ça ressort fortement avec l’ensemble des problèmes sociaux qui émergent en lien avec le numérique ; on nous parle de cyber-harcèlement, d’endoctrinement, de liberté d’expression, de fake news… Partout dans le monde, c’est comme ça qu’est apparue et qu’a évolué l’EMI : comme une réponse à une problématique sociale.
« Le problème est que l’EMI ne rentre pas dans le cadre institutionnel scolaire français »
En Australie, l’EMI est enseigné comme une discipline à part entière. Pourquoi la France a-t-elle fait un choix différent ?
En France, l’EMI fait partie des missions des enseignants et des professeurs documentalistes formés, mais depuis le départ le choix a été de l’aborder de façon transversale pour éviter le côté un peu “plombant” d’un programme fixé avec des objectifs et des évaluations. Sur le papier elle est davantage pensée comme une thématique qui peut aussi bien concerner l’histoire que le français, les langues, l’art, les sciences… Le problème, selon moi, c’est que l’essence même de ce qui fait l’EMI ne rentre pas dans le cadre institutionnel scolaire français. Nous n’avons pas un système qui fonctionne justement sur l’interdisciplinarité ou qui s’appuie sur la pédagogie de projet.
Dans l’ADN de l’éducation aux médias, il y a l’idée d’éduquer autrement. De partir de ce que vit l’élève, du monde médiatique dans lequel il grandit. Dès sa création en 1983, le CLEMI avait pour objectif d’imposer l’éducation aux médias dans le cadre scolaire et institutionnel pour que les jeunes adultes ne sortent pas de l’école à 18 ans sans avoir entendu parler de politique et de pluralisme des médias. On se rend compte que cette vision chamboule beaucoup trop les lignes du système scolaire actuel.
Et de fait, l’EMI semble souvent reposer sur des enseignants ou des éducateurs motivés, sur des volontés individuelles.
Absolument. A vouloir que tout le monde en fasse, on réalise que personne n’en fait réellement. Mais au fond l’EMI a toujours reposé sur des enseignants motivés. L’EMI est un projet militant. C’est progressivement devenu un projet institutionnel car des éducateurs militants se sont rassemblés, ont organisé des colloques et on fait pression notamment via le Clemi pour que l’éducation aux médias soit reconnue.
Les moyens mis dans l’EMI sont-ils suffisants ?
Tout dépend de l’objectif qui est fixé. Il y a de très beaux projets sur le terrain financés en partie par les ministères de l’Éducation nationale ou de la Culture. Mais si on souhaite réellement mettre le focus sur l’EMI, il faut faire exploser le cadre : revoir la formation des enseignants, les temps scolaires, la possibilité de penser des temps communs entre les disciplines… C’est une politique difficile à chiffrer. Les financements publics auraient doublé entre 2021 et 2022, mais à quoi servent-ils ? Comment sont-ils déployés et sont-ils évalués ? Je pense que la question de la place de l’EMI dépasse donc la question des moyens financiers.